Page:Mirbeau - Le Jardin des supplices.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant dans le gouffre embrasé de son désir et, chaque jour, je sentais davantage que toute ma vie s’épuiserait à en chercher, à en toucher le fond !… Comment admettre que, après avoir été conquis — âme, corps et cerveau — par cet irrévocable, indissoluble et suppliciant amour, je dusse le quitter aussitôt ?… Folie !… Cet amour était en moi, comme ma propre chair ; il s’était substitué à mon sang, à mes moelles ; il me possédait tout entier ; il était moi !… Me séparer de lui, c’était me séparer de moi-même ; c’était me tuer… Pis encore !… C’était ce cauchemar extravagant que ma tête fût à Ceylan, mes pieds en Chine, séparés par des abîmes de mer, et que je persistasse à vivre en ces deux tronçons qui ne se rejoindraient plus !… Que, le lendemain même, je n’eusse plus à moi ces yeux pâmés, ces lèvres dévoratrices, le miracle, chaque nuit, plus imprévu de ce corps aux formes divines, aux étreintes sauvages et, après les longs spasmes puissants comme le crime, profonds comme la mort, ces balbutiements ingénus, ces petites plaintes, ces petits rires, ces petites larmes, ces petits chants las d’enfant ou d’oiseau, était-ce possible ?… Et je per-