Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/219

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souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l’ordure, c’est-à-dire de la souffrance… Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l’espoir réalisé, et il garde l’amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n’est plus douloureux et laid que ce rire ; il brûle et dessèche… Mieux vaudrait, peut-être, que j’eusse pleuré ! Et puis, je ne sais pas… Et puis, zut !… Arrivera ce qui pourra…


Mais il n’arrive rien… jamais rien… Et je ne puis m’habituer à cela. C’est cette monotonie, cette immobilité dans la vie qui me sont le plus pénibles à supporter… Je voudrais partir d’ici… Partir ?… Mais où et comment ?… Je ne sais pas et je reste !…


Madame est toujours la même ; méfiante, méthodique, dure, rapace, sans un élan, sans une fantaisie, sans une spontanéité, sans un rayon de joie sur sa face de marbre… Monsieur a repris ses habitudes, et je m’imagine, à de certains airs sournois, qu’il me garde rancune de mes rigueurs ; mais ses rancunes ne sont pas dangereuses… Après le déjeuner, armé, guêtré, il part pour la chasse, rentre à la nuit, ne me demande plus de l’aider à retirer ses bottes, et se couche à neuf heures… Il est toujours pataud, comique et vague… Il engraisse. Comment des gens si riches peuvent-ils