Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sait la bouche de gros morceaux de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi, cet homme a un regard gênant… et son silence me trouble. Bien qu’il ne soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l’élasticité de ses mouvements… ; ses reins ont des ondulations de reptile… J’en arrive à le détailler davantage… Ses durs cheveux grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes proéminentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long, charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne puis définir… Est-il godiche ?… Est-il canaille ?… Je n’en sais rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la sorte… À la longue, cette obsession s’atténue et s’efface. Et je me rends compte que c’est là encore un des mille et mille tours de mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui, de ce misérable Joseph, veut à toute force créer quelqu’un de supérieur au rustre stupide, au lourd paysan qu’il est réellement.

Vers la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la poche de son tablier la Libre Parole, qu’il s’est mis à lire avec attention, et Marianne, qui avait bu deux pleines carafes de cidre, s’est amollie, est devenue plus aimable. Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées et découvrant le bras nu, son bonnet un peu de tra-