Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/480

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et, savourant son cigare, il ajoutait après un silence :

— Quand je pense qu’il est des domestiques qui passent leur vie à débiner leurs maîtres, à les embêter, à les menacer… Quelles brutes !… Quand je pense qu’il en est qui voudraient les tuer… Les tuer !… Et puis après ?… Est-ce qu’on tue la vache qui nous donne du lait, et le mouton de la laine… On trait la vache… on tond le mouton… adroitement… en douceur…

Et il se plongeait, silencieusement, dans les mystères de la politique conservatrice.

Pendant ce temps-là, Eugénie rôdait dans la cuisine, amoureuse et molle. Elle faisait son ouvrage machinalement, somnambuliquement, loin d’eux, là-haut, loin de nous, loin d’elle-même, le regard absent de leurs folies et des nôtres, les lèvres toujours en train de quelques muettes paroles de douloureuse adoration :

— Ta petite bouche… tes petites mains… tes grands yeux !…

Tout cela souvent m’attristait, je ne sais pas pourquoi, m’attristait jusqu’aux larmes… Oui, parfois une mélancolie, indicible et pesante, me venait de cette maison si étrange où tous les êtres, le vieux maître d’hôtel silencieux, William et moi-même, me semblaient inquiétants, vides et mornes, comme des fantômes…