Page:Mirbeau - Le Journal d’une femme de chambre.djvu/494

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— C’est la vie…

Cette phrase me poursuivait, m’obsédait comme un refrain de café-concert…

Et, en m’éloignant, je ne pus m’empêcher de me représenter — non sans une douloureuse mélancolie — la joie qui m’avait accueillie dans cette maison… La même scène avait dû se passer… On avait débouché la bouteille de champagne obligatoire… William avait pris sur ses genoux la fille blonde, et il lui avait soufflé dans l’oreille :

— Il faudra être chouette avec Bibi…

Les mêmes mots… les mêmes gestes… les mêmes caresses… pendant qu’Eugénie, dévorant des yeux le fils du concierge, l’entraînait dans la pièce voisine :

— Ta petite frimousse !… tes petites mains !… tes grands yeux !

Je marchais toute vague, hébétée… répétant intérieurement avec une obstination stupide :

— Allons… C’est la vie… c’est la vie…

Durant plus d’une heure, devant la porte, sur le trottoir, je fis les cent pas, espérant que William entrerait ou sortirait. Je vis entrer l’épicier… une petite modiste avec deux grands cartons… le livreur du Louvre… je vis sortir les plombiers… je ne sais plus qui… je ne sais plus quoi… des ombres, des ombres… des ombres… Je n’osai pas entrer chez la concierge voisine… Elle m’eût sans doute mal reçue… Et que m’eût-elle