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Page:Mirbeau - Le Mal moderne, paru dans l’Écho de Paris, 8 septembre 1891.djvu/7

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Deuxième passant

Que vous êtes donc peu au courant, mon pauvre ami ! Mais voyez tous ces gens qui passent, ces physionomies moroses, ces regards inquiets, ces sourcils froncés, ces bouches muettes… et la hâte, et la fièvre morne de ces êtres, de tous ces êtres qui vont on ne sait où, et qui ne savent pas eux-mêmes où ils vont. Le mal moderne, mon ami, les hommes de bon sens vous l’ont dit et répété combien de fois ! — mais on n’écoute plus le bon sens — le mal du siècle, c’est l’ennui !… La France s’ennuie, voilà… elle crève de cette lente et abominable syphilis qui la ronge aux moelles, qui empeste son sang : l’ennui. Pourquoi, autrefois, étions-nous un grand peuple ? Parce que nous étions insouciants, gais, toujours prêts à rire, à danser comme à nous battre ; à nous jeter des vaisselles à la tête, dans les cabinets particuliers, et des obus, sur les champs de bataille… Oui, nous passions facilement, intrépidement d’un éclat de rire, à un éclat de bombe… Nous ne cherchions point midi à quatorze heures ; et sous notre air léger, sous les chansons de nos fêtes, nous avions ce qui est la sauvegarde d’un peuple — son palladium, si j’ose dire : la foi. Oui, la foi en la justice, en la patrie, en l’autorité ! Aujourd’hui, la jeunesse ne croit plus en rien, et elle nie tout. Morne et songeuse, elle se replie sur elle-même, et cherche à toutes choses des raisons qui n’existent pas… vous m’entendez bien… qui ne peuvent pas exister. Ah ! l’Allemagne savait ce qu’elle faisait, allez, quand,