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Page:Mirbeau - Les Écrivains (deuxième série).djvu/166

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café et lui fis servir une absinthe — la dernière absinthe :

— Sais-tu, me dit-il, que j’ai été, pendant quatre ans, à l’atelier de Couture ? Ah ! le beau temps !… Toute ma jeunesse, quoi !… Une jeunesse enthousiaste, emballée, croyante… Et les rêves que j’ai faits là !… Rêves de gloire, de fortune, d’amour !… Tous les rêves !… Figure-toi, que j’avais appris à copier les Noces de Cana, du sublime Véronèse… Et j’étais arrivé à les si bien avoir dans la main, ces sacrées Noces de Cana, que j’en faisais, chaque semaine, dans ma chambre, sans modèle, cinq copies exactes, et comme en me jouant… Je les vendais dix francs, à un marchand de tableaux de la rue Lepic… Je le vois encore, d’ici, tout petit et très gros, avec une barbe courte et grise, et des lunettes noires. Il s’appelait… ma foi, je ne sais plus… Et il me disait : « Ah ! monsieur Galapiat, vous êtes un grand artiste… Vos Noces de Cana, voyez-vous, je n’en ai jamais assez… Elles sont bien mieux que celles de M. Fantin… » … Oui, je crois que j’aurais pu être un grand artiste !…

Il avala une gorgée d’absinthe et il dit, en secouant sa longue chevelure grise :

— Mais ne parlons plus de cela !… Le passé est passé… En me remémorant les années que j’ai vécues à l’atelier Couture, je voulais seulement te raconter une anecdote qui t’en dira long sur l’état d’esprit, sur l’idéal de toute une