Page:Mirbeau - Les Écrivains (première série).djvu/274

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pénètrent bien dans l’esprit des gens qui croient encore à la justice, et qui croient aussi à l’infamie de ceux qu’elle a marqués de son sceau. Lorsque M. Laurent Tailhade, foudroyé par la bombe, sanglant, le crâne fendu, la chair déchirée par la mitraille, râlait sur le plancher du restaurant Foyot, la justice accourut, qui, interrompant le pansement, fit subir au blessé le supplice d’un interrogatoire en règle. Au nom seul de M. Laurent Tailhade, dont elle ignorait que c’était un des plus beaux poètes de notre temps, et qu’elle ne connaissait que comme l’anarchiste qu’il n’est pas, elle avait, avec son flair coutumier, flairé en lui le criminel. Durant ces minutes de sauvage imbécillité, elle l’accusa d’avoir allumé cette bombe, et de s’être, par surcroît, « assis dedans ».

J’imagine que la méprise, en ce qui regarde Fénéon, vaut celle-là, à quelques blessures près.

Fénéon est-il anarchiste ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Et nul n’a le droit de le lui demander, puisque, par l’écrit, par la parole, par le fait, il n’a montré aucune préférence politique et ne s’est livré à aucune œuvre de propagande. Employé scrupuleux et ponctuel, il remplissait son devoir, et ne manifestait aucune opinion — inconstitutionnelle ou autre — devant ses collègues : tous sont là pour en témoigner. Écrivain, il se confinait, par dilection, dans les questions d’art et de littérature, les seules où il ait montré quelque passion, atténuée de quelque ironie. Ses amitiés étaient, toutes exclusi-