Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/214

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nues qui ne se sentent pas écoutées. Oh ! que de rancœur dans ces voix !

Tout d’abord, je n’entends pas ce qu’elles disent, car le silence de l’hôtel n’est pas encore assez profond. Il y a encore toute sorte de vibrations discordantes dans ce silence, qui fait les voix des murs moins nettes et moins hardies. Chez mes voisins, c’est une espèce de petit ronflement, de ronronnement plutôt, continu et inexpressif, qu’accompagnent des bruits de pas glissés, de malles ouvertes et refermées, heurts de je ne sais quoi contre des porcelaines. Puis quelques mots se détachent et m’arrivent, plus distincts. C’est la femme qui parle, qui parle, qui parle. On dirait qu’elle raconte une histoire, et qu’elle n’est pas contente. Elle parle… parle… parle… Au tumulte des phrases, dont beaucoup m’échappent, aux suffocations de la voix, aux indignations qui éclatent ça et là, suivies de brusques arrêts, cela doit être une histoire épouvantable. J’ai le sentiment que j’ai entendu des voix pareilles, quand elles narraient les péripéties d’un crime. Et l’accent de Genève perd de sa cadence et de son rythme traînant. Des aigreurs maintenant s’y insinuent, qui changent en glapissement sa sonorité disparue. Et l’amertume crispe les mots, la colère les fait siffler. Ce n’est plus une voix de Genève, c’est une voix de partout. Il semble que, pour arriver jusqu’à moi, la voix s’effile, s’amincit, s’aiguise, se lamine entre les briques de la cloison.