Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/369

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m’arrive d’éprouver une tristesse vague et poignante à la vue de ces mille inconnus qui vont on ne sait où et que la vie, pour une seconde, rapproche de moi. Est-ce bien de la tristesse ? N’est-ce point plutôt une forme aiguë de la curiosité, une sorte d’irritation maladive de ne pouvoir pénétrer l’ignoré de ces destinées nomades ? Et ce que je crois surprendre, sur l’énigme des physionomies, de douleurs vagues et de drames intérieurs, n’est-ce point l’ennui, tout simplement, l’ennui universel, l’ennui inconscient que ressentent les gens jetés hors du chez soi, les gens errants à qui la nature ne dit rien, et qui semblent plus effarés, plus déshabitués, plus perdus que les pauvres bêtes, loin de leurs horizons coutumiers ?

Il y avait quelque chose de plus intense, de plus aigu, en même temps, dans le sentiment qui m’avait remué l’âme, à la vue du petit monsieur et de son fils ; il y avait réellement une souffrance, c’est-à-dire la transmission rapide, électrique, d’une souffrance qui était en lui à une pitié qui était en moi. Mais quelle souffrance et quelle pitié ? Je l’ignorais.

Quand ils eurent passé et fait une trentaine de pas, je me retournai pour les regarder encore. Quelques promeneurs, qui se trouvaient alors entre eux et moi, me les cachèrent en partie, et, dans les créneaux formés par les épaules et les chapeaux de ces promeneurs, je ne distinguai plus que le dos du petit monsieur, un dos accablé,