Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/370

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aux angles tristes, aux omoplates remontées, un dos implorant, un dos pathétique, le dos d’un homme qui a toujours pleuré.

J’en eus le cœur serré.

Je songeai d’abord à les suivre, mu par je ne sais quel élan d’incertaine compassion, et peut-être aussi par un instinct de cruauté. Puis, sans me dire que cela serait bien ou mal, je continuai de descendre la rue, machinalement. Bientôt, j’aperçus les mâtures des bricks et leurs coques noirâtres ; un cotre appareillait, balançant dans l’air sa brigantine toute rose. De bonnes odeurs de coaltar me vinrent aux narines, mêlées aux émanations iodées de la marée montante. Et je ne pensai plus au petit monsieur, emporté avec les autres dans le grand tourbillon de l’oubli. À ce moment même, il m’eût été impossible de retrouver, je crois, le dessin de ce dos qui m’avait tant ému…

Pourtant, vers le soir, étendu sur le panneau de la chaloupe qui m’emmenait à Belle-Île, la tête appuyée contre un paquet de cordages, me revint la vision du petit monsieur en deuil, mais lointaine et brouillée, et je me contentai de me dire, sans attacher à ces paroles intérieures la moindre idée de pitié :

— C’est un veuf, sans doute… Et lui, l’enfant, il ressemble à la morte… Elle devait avoir vingt ans…

Je ne me demandai pas où il était maintenant,