Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/396

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mes veines… À ce point précis de notre rencontre, le passage était si étroit qu’il était impossible à deux hommes de le franchir de front sans s’aider mutuellement, et avec quelles précautions !… « Donnez-moi votre main, dis-je à l’homme… et prenez bien garde… car l’endroit est dangereux, et profond l’abîme… on n’en remonte pas ! » Et, comme il me tendait sa main, l’imbécile, le triple imbécile, d’une poussée, d’une chiquenaude, je lui fis perdre l’équilibre. Il tomba… « Ah ! mon Dieu ! » s’écria-t-il. « Bonsoir, bonsoir, bonsoir ! » Je le vis rouler, rebondir d’un roc à l’autre… Et il disparut dans l’abîme… On a bien raison de dire que les paysages ne sont que des états de notre esprit… Car, aussitôt, la montagne me parut resplendissante de beautés inconnues… Oh ! l’enivrante journée !… Quel apaisement !… Quelle sérénité !… Et comme il monte des abîmes une musique surhumainement délicieuse.

M. Tarte se leva :

— Comme cela, voyez-vous, me dit-il après un court silence, c’est net, c’est propre… Je n’ai pas de sang aux doigts, ni de cervelle sur mes habits… Et l’abîme est discret… Il ne va pas raconter ses petites histoires à tout le monde. Je suis heureux… heureux… je respire… Ouf !…

Puis, regardant sa montre :

— Mais il est tard… Allez vous habiller, car je compte être joyeux ce soir… très joyeux… Oui, cher