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Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/435

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par une morne tristesse, par une inexprimable angoisse de prisonnier.

À l’altitude où le village est bâti, les arbres ont cessé de croître, et nul autre oiseau ne se montre que le lourd lagopède aux pattes emplumées. Le sol schisteux ne nourrit que quelques touffes de rhododendrons très maigres, et, ça et là, des carlinas qui n’ouvrent qu’au plein soleil de midi leurs grandes fleurs jaunes aux dards pointus et blessants. Sur les pentes du plateau, vers le nord, pousse une herbe courte, ronde et grisâtre, que paissent, durant l’été, les troupeaux de vaches, de chèvres et de moutons, dont on entend sans cesse tinter les clochettes, tintement pareil à celui que, dans nos campagnes, égrène la tintenelle du prêtre qui va, le soir, portant le viatique aux malades. Rien n’est triste, rien n’est moins fleur, comme les quelques fleurs qui se hasardent à vivre dans cette nature ingrate et sans joie ; de pauvres plantes chétives, aux feuilles velues, blanchâtres, et dont les corolles squarreuses ont le ton décoloré, l’opacité vitreuse de prunelles mortes. L’hiver, avec ses amoncellements de neige, sa ceinture de précipices emplis de neige, sépare le village du reste du monde, du reste de la vie. Les troupeaux ont fui vers les vallées basses ; les hommes valides sont partis chercher ailleurs, quelquefois très loin, du travail ou des aventures ; le courrier lui-même n’arrive plus… Pendant des mois et des mois, on est sans nouvelles