Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/83

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les chameaux pour les traîneaux, sans cesse à la recherche d’un impossible silence et d’un plus impossible oubli, ce spectacle réjouit tout d’abord, je l’avoue, mon âme de patriote, assoiffée de justice – les âmes de patriotes sont toujours assoiffées de quelque chose –, et je songeai à l’Alsace-Lorraine, avec quelle pitié attendrie !

Lui aussi devait y songer et combien amèrement, le malheureux ! Il était fort pâle, avec des paupières boursouflées d’insomnie et une expression de souffrance sur toute la face. Je lui sus gré de cette plastique, si parfaitement harmonieuse à ce que je supposais être l’état de son âme, et je ne pus m’empêcher d’en être ému, car je suis de ces patriotes, un peu fantaisistes, je le reconnais, et nullement cornéliens, en qui le patriotisme n’a pu encore étouffer complètement les sentiments d’humanité généreuse et de miséricorde. Oui, cet homme – car n’est-ce point un homme, après tout ? – m’émouvait. Pensez donc ! Depuis trente ans qu’il voyage, sans une relâche, ici, sous les plus déments soleils, là, dans les glaces les plus implacables, ballotté par la terrible Ananké, d’un pôle à l’autre, éternellement !… Peut-on concevoir pire supplice ? Est-il, quelque part, destinée plus torturante ?… Ah ! le pauvre diable !…

Mon imagination, qui ne m’en fait jamais d’autres, allait, allait, et, violemment, me poussait aux