Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/87

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France les tolère plus longtemps… Non, vraiment, la patience de la France m’indigne et me révolte… Elle m’exaspère, me fait sortir hors de moi… Votre placidité m’étonne, vraiment…

Comme je ne disais rien, muet d’étonnement, il reprocha :

— Vous ne voyez donc pas ce que font ces criminels ? Ils creusent l’abîme qu’on ne comblera plus… Encore quelques semaines de ce régime, quelques mois, tout au plus, et c’est… savez-vous ce que c’est ?…

— Parlez ! fis-je, de plus en plus glacé.

— Eh bien, c’est la banqueroute, cher et aveugle monsieur, et – écoutez-moi bien de vos deux oreilles, et retenez bien ce que je vais vous dire – c’est le démembrement de la patrie… de-la-pa-trie !… Est-ce clair ?

— Vous êtes sévère, monsieur Émile Ollivier.

Ce nom de : Émile Ollivier, que je venais de proférer, rapproché de ce bout de phrase « démembrement de la patrie », qu’il venait – ô inconscience ! ô impudeur ! – de souligner si cruellement, retentit dans le wagon comme un écho tragique du passé. Et je frissonnai, à ce nom, de la tête aux pieds. Car, dans ce nom, au moment même où il était sorti de mes lèvres, j’avais perçu nettement, distinctement, et, pour ainsi dire, un à un, les grands cris de rage, les sanglots des veuves, les malédictions des mères, les hurlantes clameurs de la défaite.