Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/102

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doute, des promenades, ensemble, sur le port, au bord des grèves ; un voile soulevé sur ces intérieurs privilégiés ; l’entrée de plain-pied dans ces existences inconnues, qu’il avait crues fermées à jamais sur lui, et dont un mot, entendu, çà et là, élargissait encore le mystère captivant. Son rêve déviait, s’enhardissait dans l’impossible, atteignait déjà les sphères défendues où trônait Guy de Kerdaniel. Il le ramena à son point de départ réel : Jean de Kerral, à cette voix douce qui l’avait charmé, à ces inespérées promesses, par quoi il se trouvait désenchaîné, et libre de vivre. Sébastien finit par fixer ses regards sur le dos de Jean, assis à trois rangées de pupitres, devant soi. Toute sa vie était là, ressuscitée, en ce dos agile, remuant, tantôt rond, tantôt pointu, tantôt droit, tantôt courbé, et qui paraissait redire les belles histoires de l’après-midi. Ce dos rayonnait comme un soleil. Des joies chantaient autour ; des joies chantaient partout.

Il éprouva le besoin impérieux de confier son bonheur à quelqu’un, c’est-à-dire de se l’exprimer à soi-même, de se le rendre en quelque sorte visible et tangible par une représentation matérielle. Il écrivit à son père une longue lettre enthousiaste, fiévreuse, incohérente, pleine de projets merveilleux et de puériles folies. Pour la première fois, il ne pensa pas à y mettre un mot de tendresse, un souvenir pour ses amis de là-bas, oubliés, pour Mme Lecautel, pour Marguerite, pour personne.

Les jours qui suivirent, Sébastien fut heureux, pleinement. D’abord, il n’était plus seul, se savait protégé, défendu contre un retour possible du