Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/152

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rence les choses droites, précises, gracieuses, les choses de santé et de joie, ne comprenant pas encore la poésie de ce qui est vieux, courbé, chétif, de ce qui s’efface et de ce qui se voile, ni la tristesse des pierres et des vastes espaces dénudés, ni la maigreur jaune, ossifiante, que la misère creuse sur les visages de douleur. Il ne sentait pas encore l’émotion généreuse et haute, ni la sublime beauté du laid… À la même époque, circulaient, dans la cour, des cahiers de vers défendus, des livres proscrits qui l’enthousiasmèrent. Il apprit, par cœur, des strophes et des phrases qu’il récitait à Bolorec, avec ivresse, durant les récréations et les promenades. Pour les Pauvres, de Victor Hugo, lui parut un chant céleste, une divine musique, un rayon de charité, jailli du cœur même de Jésus ; quelques hémistiches des Iambes de Barbier, l’enflammèrent d’une ardeur de bataille, violente et contenue. Ce lui fut comme la révélation d’un monde, du monde éblouissant vers lequel ses instincts l’avaient toujours emporté, et qu’il croyait chimérique, inaccessible à la lourde étreinte de l’homme. Pourtant, il existait ; il existait réellement, ce monde. Là seulement était la vérité ; là, résidait la vie souveraine. Son esprit venait d’en recevoir des éclaboussures de lumière. Quelle différence entre cette langue chaude, colorée et vibrante, qui laissait, dans l’air, des résonances de harpes et des fanfares de clairon, dont chaque mot vivait, palpitait, battait des ailes, dont chaque idée correspondait à un cri humain, cri d’amour et cri de haine, et la langue froide, rampante, rechignée de ses livres de classe, où les mots asservis et les idées maussades sem-