Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/280

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donne, chaque année, de rouges et savoureuses cerises. L’avouerai-je ? je ne souffre nullement de cette situation au moins étrange et j’en suis venu à la trouver parfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m’évite de parler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui ne sont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant ce pauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s’accuse aucun modelé, et ces yeux vides, vides de pensée et vides d’amour, je songe mélancoliquement : « Et que pourrions-nous nous dire ? Mieux vaut que cela soit ainsi. » Pourtant, je ne puis me défendre d’un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et je me suis ému.

J’ai longtemps sommeillé, d’un sommeil abrutissant et turpide. Mon vice, d’abord déchaîné par saccades, s’est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps. Puis, j’ai lu, j’ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sans méthode, j’ai lu toutes sortes de livres, principalement des romans et des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, au hasard des emprunts, n’ont pas tardé à ne plus me suffire. Ils renfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, un mensonge sentimental et dépravant qui m’irritait. Certes, j’étais, je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sous la forme, si belle qu’elle fût, je cherchais l’idée substantielle, l’explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mes révoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de la vie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d’avoir aucun de ces livres qui doivent exister, cependant ; il me fut également impossible de rencontrer un être, un