Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/289

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journée, ils voient des « chefs » qui se réunissent à l’atelier, et préparent la « grande chose ». Le soir, ils vont dans des clubs, où le sculpteur parle « de la grande chose ». Qu’est-ce que c’est que « la grande chose » ? Bolorec ne l’explique point, et se montre enchanté. « Ça marche ; ça marche très bien. » Quand le moment sera venu, il m’avertira. Enfin, et c’est là où je m’embrouille tout à fait, on l’avait désigné pour accomplir « une grande chose », qui n’est pas « la grande chose », et qui devait faire avancer beaucoup « la grande chose ». Ça ne s’est pas arrangé, et c’est remis à plus tard.

Un détail me frappe, dans sa lettre : presque à chaque ligne j’y trouve le mot Justice. Et ce mot est mieux écrit que les autres, avec des lettres droites, fermes et qui font, au milieu du gribouillage qui les entoure, un effet terrible. Et puis, çà et là, il y a des notes d’une singulière mélancolie. Bolorec n’aime pas Paris. Il regrette sa lande. Mais il faut qu’il reste. Lorsque la « grande chose » sera venue, alors il s’en retournera là-bas, et sera très heureux. Quelquefois, il va sur les fortifications, s’assied dans l’herbe, et rêve au pays. Une matinée, il a vu passer une petite bonne avec un soldat, une fille de chez lui, et il espère qu’elle repassera encore, seule, parce qu’il lui parlera. Elle s’appelle Mathurine Gossec. Malheureusement, elle n’est plus repassée. Quelquefois aussi, le dimanche, dans l’atelier, le sculpteur joue du biniou, et Bolorec chante des rondes bretonnes. Pauvre Bolorec ! Vainement, je cherche dans sa lettre un mot d’amitié pour moi, le désir exprimé de connaître un peu de ma vie. Il n’y a rien de pareil. Cet oubli m’attriste. Mais n’en a-t-il pas été