Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/290

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toujours ainsi ? Et m’en a-t-il moins aimé ? Je n’en sais rien.

Longtemps, à travers le fouillis de ces mots, où je retrouve les grimaces de ses lèvres, j’ai évoqué sa physionomie burlesque et chère, parfois si mystérieuse, et qui ne cessa de m’inquiéter. Elle m’apparaît plus inquiétante encore aujourd’hui et grandie par le vague d’un pressentiment douloureux et tragique. À force de regarder ces incompréhensibles pages, où les lettres se pressent, se bousculent, montent, s’entassent l’une contre l’autre, tordues, hérissées de pointes, parmi lesquelles ce mot : Justice ! éclate et claque comme un drapeau, il me semble que je vois Bolorec sur une barricade, dans de la fumée, debout, farouche, noir de poudre, les mains sanglantes. Et voilà qu’à la joie si ardemment désirée de tenir quelque chose de Bolorec, succède une inexprimable tristesse. J’éprouve, en ce moment, un double et pénible sentiment : un sentiment de crainte pour l’avenir de mon ami ; un sentiment de honte de mon inutilité et de ma lâcheté… Mais, m’a-t-il réellement aimé ?


8 janvier, minuit.


Cette lettre de Bolorec me poursuit et me trouble. Chose curieuse, Bolorec est maintenant absent des préoccupations qui me viennent de lui. Par une régression d’égoïsme, c’est moi seul que ces préoccupations englobent et tourmentent. Suis-je vraiment lâche ?

Moi aussi, j’ai voulu me dévouer aux autres, non pas à la façon dont je soupçonne que Bolorec se dévoue ; j’ai voulu me dévouer par la pitié et