Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/305

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Marguerite ! quel sentiment ai-je pour elle ? Est-ce de l’amour ? Est-ce de la haine ? Est-ce tout simplement de l’ennui qu’elle me cause ? Je ne le sais pas bien. C’est un peu de tout cela, et ce n’est pas cela. En tout cas, elle m’occupe. Il est, je crois, impossible de rencontrer une jeune fille aussi ignorante. Elle ne sait rien et n’a aucun désir de savoir quelque chose. Mme Lecautel n’a pas voulu mettre sa fille à la pension de Saint-Denis, à cause de sa trop fragile santé, et des crises nerveuses qui durèrent pendant toute son enfance et menacèrent sa vie. C’est elle qui s’est chargée du soin de son éducation, une éducation forcément intermittente et très incomplète, à laquelle Marguerite s’est montrée toujours rebelle. Devant les impatiences, les colères, les révoltes de sa fille, elle a même dû renoncer tout à fait à ces vagues leçons, dans la crainte de voir les crises reparaître. Il ne semble pas que cela ait été un ennui, ni une déception pour elle. Mme Lecautel ne s’aperçoit plus de ce qui manque à sa fille, et puis, elle a pris l’habitude de la traiter, même bien portante, en enfant malade. Tantôt Marguerite est, en effet, comme un enfant, comme un baby, insignifiante et babillarde ; tantôt elle est pire qu’une femme corrompue ; alors il y a, en ses yeux, des lueurs d’abîme, des lueurs farouches, fauves, profondes, terribles. Parfois elle a des expansions subites, des besoins de tendresses frénétiques ; parfois, des silences sombres, d’où on ne peut la faire sortir. Elle rit et pleure, sans motif apparent. Elle est faite pour l’amour, uniquement pour l’amour. L’amour la possède, comme il ne posséda peut-être jamais une pauvre