Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/323

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18 janvier.

Aujourd’hui, j’ai tiré au sort, comme on dit, et le sort m’a été défavorable. J’ai amené le numéro 5. Malgré les observations de Mme Lecautel, mon père ne veut pas que je sois soldat. Je ne crois pas, pourtant, qu’il ait des préventions contre le métier militaire : il ne se permettrait pas de rêver une autre organisation sociale, même plus juste, même plus humaine, que celle établie, et qu’il sert sans discuter. Je pense que c’est par vanité qu’il en a décidé ainsi. Il lui serait désagréable qu’on puisse dire que le fils de M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch est simple pioupiou, comme tout le monde. Mon père m’a acheté un remplaçant. Je reverrai toujours la figure de ce marchand d’hommes, de ce trafiquant de viande humaine, lorsque mon père et lui discutèrent mon rachat, dans une petite pièce de la mairie. Courtaud, bronzé, musclé, les cheveux noirs et bouclés, l’œil blanc, le nez légèrement crochu, gai d’une gaieté sinistre d’esclavagiste, tels je m’imagine les négriers. Il était coiffé d’un bonnet d’astrakan, chaussé de fortes bottes et son pardessus verdâtre battait les talons crottés de ses bottes. Il avait aux doigts une quantité d’anneaux d’or et de bagues. Ils marchandèrent longtemps, franc à franc, sou à sou, s’animant, s’injuriant, comme s’il se fût agi d’un bétail, et non point d’un homme que je ne connais pas, et que j’aime, d’un pauvre diable qui souffrira pour moi, qui sera tué peut-être pour moi, parce qu’il n’a pas d’argent. Vingt fois, je fus sur le point d’arrêter cet écœurant, ce torturant débat, et de crier : “Je