Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/346

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signé. Pourtant, une bande de jeunes gens ont parcouru les rues, drapeau en tête et chantant. On les a dispersés et ils se sont répandus dans les cafés, où ils ont hurlé jusqu’au soir. Pourquoi chantent-ils ? Ils n’en savent rien ; ils ne le savent pas plus que ne le savait mon petit conscrit qui avait tiré un mauvais numéro, et qui chantait à tue-tête, lui aussi, alors qu’il aurait dû pleurer. J’ai remarqué que le sentiment patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls… Quant à moi, je n’ai pas osé aller chez Mme Lecautel ; j’ai craint que Marguerite ne se trahît, et j’ai pensé que ce serait une complication inutile et ennuyeuse. Faut-il le dire ?… Marguerite, depuis le moment où mon père entra dans ma chambre, n’est plus dans mes préoccupations qu’une chose lointaine, presque oubliée, indifférente. Mon esprit est assailli par d’autres idées. Ce que j’éprouve devant ce fait : la guerre ! Cela est simple et net : de la révolte et de la peur. Je ne puis me faire à l’idée d’un homme courant sur la bouche d’un canon, ou tendant sa poitrine aux baïonnettes, sans savoir ce qui le pousse. Et il ne sait jamais. Ce courage-là – dont je suis incapable – me paraît en outre une chose très absurde, inférieure et grossière, et j’imagine que, dans la vie normale, on enfermerait l’homme qui l’aurait, au plus profond d’un cabanon. Bien des fois, j’ai songé à la guerre ; bien des fois, j’ai essayé de me la représenter. Je fermais les yeux et j’appelais à moi des images de massacre. Mes impressions n’ont jamais varié : je me suis révolté et j’ai eu peur, peur non seulement