Page:Mirbeau - Sébastien Roch, 1890.djvu/354

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faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue, grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s’il les eût trempées dans de l’acide. La veille, pour la première fois, il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s’était tenu parole et n’avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur qui ou sur quoi eût-il tiré ? Il n’avait vu que de la fumée, et il avait marché, tête baissée, se courbant sous les balles qui sifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par une grande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de les ressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien, rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, qui n’était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il ne raisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné par il ne savait quelle force aveugle qui s’était substituée à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et les privations journalières, vite gagné à la folie ambiante de démoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d’obscurité morale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître de lui-même, sans savoir qu’il avait derrière lui, là-bas, une famille, des amis, un passé…

Vainement, il essaya de s’approcher du feu, qu’entouraient dix rangées d’hommes, dont les figures, maigres et lasses, s’éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes. On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, de courir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie et sonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deux fermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans les ténèbres ;