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Louis Thieux

Non… non… pas aujourd’hui…

Jean

Pas aujourd’hui !… Mais quand ?… Quelles autres morts attends-tu donc ?… Dans ce milieu maudit… sur ce sol de supplice et de terreur, où le vrai crime fut que, depuis cent ans, aucun, sous l’épuisement de la fatigue, la défaite quotidienne de la faim, n’osa élever la voix… si j’ai fait ce que j’ai fait… si j’ai pu faire entendre la nécessité d’un changement, le besoin de la grève, à des êtres qui n’avaient jamais compris que l’acceptation de leur martyre… si je suis arrivé à remuer ces lourdes âmes inertes et sans courage… c’est un peu pour toi, mon pauvre vieux Thieux, pour les tiens, à qui j’ai voué tout mon amour et toute ma pitié… Ah ! comment n’as-tu pas senti cela ?… Et comment, à force de souffrir toi-même, ne t’es-tu pas dit, spontanément, qu’il y a des heures héroïques et douloureuses où il faut savoir tout tenter… où il faut savoir mourir… pour les autres ?

Louis Thieux, obstiné, avec une voix d’enfant.

Je comprends… je comprends, mais pas aujourd’hui… Laisse-moi pleurer… ne me parle plus aujourd’hui…

Jean

Allons… soit !… Quand, demain, tu sentiras la maison un peu plus vide de ce que tu as aimé… quand tu verras que, si la pauvre morte est partie, la mort, elle, est restée ici… et qu’elle rôde toujours, et qu’elle se penche sur ceux-là qui demeurent encore près de toi…