Page:Mirbeau - Tous patriotes, paru dans l’Écho de Paris, 30 juin 1891.djvu/7

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fièvre, la tête à deux mains : « Pourrais-je arriver seulement à en tuer cent ! » Il y arrive, au prix de quel travail, de quelle ténacité !… Un soir, il a découvert la formule… Boum !… Et voilà cent hommes qui sautent, mutilés, et retombent, le crâne fracassé, le ventre ouvert, les entrailles étalées et fumantes sur le sol rouge. Vous croyez peut-être qu’il va être heureux ?… Oh ! comme vous connaissez mal les patriotes de la trempe de Turpin ! Turpin, mon ami, est de ces êtres sublimes, en qui le rêve ne se satisfait jamais… jamais !…

Deuxième patriote

D’autant que, vraiment, tuer cent hommes, ça n’a rien de très épatant !… Nous voyons cela tous les jours… Quelle est la compagnie de chemin de fer qui ne s’amuse à ce sport.

Premier patriote

D’accord !… Mais c’est un autre point de vue de la question… Les compagnies de chemin de fer tuent, c’est bien !… Seulement, c’est un accident !… Il n’y a pas, chez elle, la volonté déterminée de tuer… Elles ne tuent pas exprès… elles ne tuent pas, par patriotisme !… Vous saisissez la différence ?… Revenons à Turpin, car c’est un homme passionnant, une sorte de Pasteur à rebours… Je vous ai dit que Turpin était de ces êtres sublimes à qui le rêve ne se satisfait jamais… C’est la vérité… Plus il tuait, plus il voulait tuer… Quand il eut acquis la certitude qu’il pouvait, d’un seul coup, en une seconde, tuer deux cents hommes… son rêve s’élargit encore… il rêva d’en tuer mille, deux mille,