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Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 2.djvu/210

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C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
730Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime[1].

Alceste
Et moi, je soutiens, moi…


Célimène
Et moi, je soutiens, moi… Brisons là ce discours,

Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?

Clitandre et Acaste
Quoi ! vous vous en allez, Messieurs ? Non pas, madame.


Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.

735Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.

Acaste
À moins de voir madame en être importunée,

Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.

Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
  1. Cette tirade est imitée, ou plutôt traduite librement du quatrième livre de Lucrèce ; on sait que Molière, élève de Gassendi, avait essayé de traduire le poète philosophe. Il ne conserva guère de son travail que les vers récités par Éliante dans le deuxième acte du Misanthrope. Le poète romain ne consacre que quelques traits à chacun de ses tableaux ; il entremêle sa poésie de phrases grecques, dont le laconisme était expressif pour les Romains, accoutumés à leur emploi. Lucrèce indique sa pensée sans la développer. Molière, libre dans son imitation, n’a pris que les traits convenables à son sujet. L’interprète de Lucrèce, M. de Ponderville, soumis à une plus rigoureuse exactitude, a reproduit ainsi ce passage justement célèbre :
    Chacun de son idole ennoblit les défauts.
    On compare à Minerve un regard louche et faux.
    La malpropre, sans art aime à paraître belle ;
    La bavarde est un feu qui toujours étincelle ;
    La muette devient la timide pudeur ;
    Un teint brun, de l’amour nous révèle l’ardeur.
    La naine, en abrégé, des grâces est rivale ;
    La maigre est, dans son port, la biche du Ménale.
    Une haute stature a de la dignité ;
    Et le nez court promet l’ardente volupté.
    Dans l’étique langueur le plaisir se devine ;
    La bègue a dans sa voix une grâce enfantine.
    L’embonpoint monstrueux ne rappelle-t-il pas
    De l’auguste Cérès les robustes appas ?
    Une lèvre épaissie est le trône de rose
    Où vole le baiser, où l’amour se repose.
    J’ajouterais encore à ces malins tableaux,
    Si le temps qui s’enfuit ne brisait mes pinceaux.