Je ne veux plus du souvenir. Le souvenir, c’est la vieillesse du cœur ; c’est l’impuissance de l’esprit. Un premier souvenir équivaut à une première ride.
» Quoi ! la moitié de notre vie, nous l’employons à gravir une haute montagne, et, dès que nous sommes parvenus au faîte, — nous nous surprenons à nous retourner et à regarder derrière nous ! Nous regrettons de ne plus avoir à recommencer le voyage. Le sommet ne nous console pus du sentier.
» Je ne veux plus du souvenir ! cela est entendu. Sourire, rêver, larmoyer, tendre les bras vers les figures et les choses disparues, voilà en vérité belle occupation ! si je m’étais moins souvenu, j’aurais plus souhaité.
» C’est le souvenir qui m’a perdu et qui me perd encore. C’est lui qui, lorsque l’action me réclame impérieusement, lorsque le devoir me dit : « Lève-toi et marche ! » c’est lui, le souvenir, l’ennemi qui arrive traîtreusement, et qui, posant la main sur mon épaule, me force à me rasseoir.
» — Où vas-tu ? me demande-t-il ; que vas-tu faire ? Agir, courir ? Intrigue et folie ! Tu ne retrouveras jamais de sensations pareilles à celles de jadis. Reste, crois-moi, et laisse-toi bercer par mes récits. Rappelle-toi…
» Et, à ces mots : « Rappelle-toi, » je m’accoude machinalement, l’oreille tendue, les yeux grands ouverts.
» Les visions commencent.
» Voici la maison paternelle, pleine de volumes le long des murs, pleine de jouets sur le plancher ; enfant, je vais des livres aux jouets, des auteurs aux polichinelles.
» Voici une allée de tilleuls, sombre et parfumée : adolescent, je m’y promène, le cœur battant à éclater, relisant une lettre, — et attendant.
Voici une mansarde dominant tout un côté de Paris ; jeune homme, j’y noircis d’encre un papier innocent ; je cherche le renom littéraire ; je crois à la conscience dans la production et à l’art pour l’art.