Il ne dit rien, il prévoyait ce qu’on appelle une scène, et il attendait, résigné. Marianna reprit :
— Combien de fois ne m’avez-vous pas broyé le cœur ? Il fallait donc l’écraser tout à fait, puisque, après deux ans, il saigne encore pour vous.
Elle se mit à genoux.
— Philippe, je suis vaincue. Ton souvenir est le plus fort. Veux-tu de ma vie et de mon dévouement ? je te les apporte tous les deux.
— Allons, Marianna, pas d’enfantillages, dit-il en cherchant à la relever.
—As-tu besoin d’une esclave ? Si tu l’exiges, je ne serai pas même quelqu’un, je serai quelque chose. Pourvu que je vive à quelques pas de toi, le reste ne m’est rien. Je ne lutterai plus : tu commanderas, et j’obéirai. Laisses-toi aimer, qu’est-ce que cela te fait ?
— Chère amie, dit Philippe, vous êtes toujours aussi romanesque que par le passé. Vous voulez recommencer ce qui ne se recommence pas. Ayez donc de la raison, que diable !
Les mains tremblantes, Marianna lui dit :
— Tu es malheureux pourtant, tu es isolé. Dans de pareilles situations on cherche ordinairement à s’appuyer sur une tendresse. La mienne a été assez éprouvée pour que tu ne la mettes pas en doute.
— Non, certainement, et je vous rends justice, Marianna. Dans ma mémoire, vous avez une place honorable et éternelle. Mais j’ai trouvé pour règle de conduite de ne jamais revenir sur mes pas ; je me garde bien de relire un livre qui m’a charmé ; je me détourne soigneusement des sentiers où je me suis autrefois égaré avec ivresse ; car le livre peut m’apprêter une déception, et les sentiers peuvent avoir été bouleversés par une administration communale. J’ai la religion et la poésie de mes souvenirs. N’insistez plus, Marianna. Notre histoire appartient au temps enfui ; c’est une poignée de cendres que je conserve précieusement ; n’essayez pas de souffler dessus, elles ne se rallumeraient pas, elles s’envoleraient, et cette fois il n’en resterait plus rien.