Page:Monselet - La Franc-maçonnerie des femmes, 1861.djvu/50

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dîner avec moi ? lui dis-je brusquement.

— Volontiers, mon bourgeois, si c’est vous qui payez, me répondit-il d’un air réjoui.

— Allons, viens tout de suite !

— Excusez, mais je ne peux quitter mon poste avant la nuit ; c’est comme une faction, ça, c’est sacré. Dame ! on a la confiance du quartier, et on se doit à ses clients.

— Mais la nuit, m’écriai-je, c’est dans deux heures !

— Possible. On peut venir me chercher d’ici là pour une commission, une malle à porter, un voyageur à conduire, et je perdrais la pratique de l’hôtel. Les affaires avant, les plaisirs.

— Tu te feras remplacer.

— Il n’y a pas moyen, bourgeois ; j’en suis fâché pour moi comme pour vous, mais c’est deux heures à faire, je ne sors pas de là.

— Tu boiras du Champagne à l’ordinaire.

— Bravo ! mais à la nuit.

— Tu mangeras tout ce que tu voudras.

— Très bien ! mais dans deux heures ; bah ! deux petites heures sont bientôt passées, bourgeois, et vous n’en aurez que plus d’appétit.

— Mais non !

— Alors, n’en parlons plus. »

Ma confusion était à son comble ; enfin, croyant avoir trouvé un moyen triomphant : « Écoute, lui dis-je ; pendant les deux heures qui vont s’écouler, tu ne peux guère espérer avoir plus de quatre commissions à faire ; mettons ces quatre commissions, l’une dans l’autre, à trois francs chacune : cela ferait douze francs, n’est-ce pas ? voilà un louis, quitte ton coin de rue, et viens-t’en dîner avec moi. » À ces mots, mon Savoyard devint pourpre de colère : « Je n’accepte d’argent, s’écria-t-il, qu’en échange de mon travail, et je ne veux pas être payé pour m’amuser ! Si vous n’avez pas autre chose à faire qu’à vous moquer de moi et à m’humilier, vous pouvez passer votre chemin.

— Ah ! parbleu, fis-je à mon tour, exaspéré, je suis bien libre de t’employer à ma guise, pourvu que je te paye ; suis-moi ! » Et je l’empoignai au collet. « Bourgeois, pas de violence, me dit-il, ou je cogne !

— Bon ! j’en ai mis à la raison bien d’autres que toi.

— Parole ?… » Et nous voilà nous boxant sur la voie publique, comme au bon temps de lord Seymour : à la mâchoire, au front, à la poitrine, comme cela et puis comme cela. Bref, il fallut nous séparer. La fatalité était sur moi. J’eus un doigt meurtri, et je dînai seul.

— C’est jouer de malheur, en effet, dit Irénée qui n’écoutait qu’à demi.