Page:Monselet - La Franc-maçonnerie des femmes, 1861.djvu/49

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cette animation, cet imprévu que vos usages se font une loi d’exclure ? Ainsi, croiriez-vous que mes souhaits les plus simples sont ceux dont la réalisation est la plus difficile ? Il faut que je vous cite un fait à l’appui. Je n’aime pas à dîner seul. Arrivé de la veille seulement dans une ville de frontière, il y a deux ans, et n’y connaissant personne, je résolus d’inviter à ma table le premier individu que je rencontrerais. C’était bien simple, n’est-ce pas ? Dans cette intention, j’allai me poster sur le cours le plus parcouru, et là, j’accostai successivement plusieurs particuliers dont le costume et la physionomie me semblaient de tout point convenables. La plupart me refusèrent avec politesse, non sans dissimuler cependant certaines nuances de surprise ou de méfiance ; ils alléguaient, les uns une invitation antérieure, les autres des habitudes de famille dont ils ne pouvaient se départir. Un d’entre eux, plus ouvert et plus expansif, voulait à toute force m’emmener chez lui, ce qui était le contraire de mon projet, ainsi que je lui en fis la remarque. Ne réussissant pas auprès des gens de condition, ou que je jugeais tels, je crus nécessaire de descendre d’un échelon et de m’adresser aux classes dites excentriques : professeurs aux habits négligés mais noirs, rêveurs en plein air, bohèmes mélancoliques n’ayant conservé de dignité que sur le front. Eh bien ! je fus encore refusé par ceux-ci, oui, refusé : ici par orgueil, là par humilité. Le plus pâle, le plus jaune, le plus amaigri de ces oisifs du pavé, celui dont les coudes avaient le plus de mailles à partir avec l’infortuné, avaient le plus de mailles à partir avec l’infortuné, me répondit en baissant les yeux, et avec l’accent d’une jeune vierge : « Monsieur, il n’y a pas un quart d’heure que j’ai dîné. » Une grande stupeur me saisit. Mais je me remis bientôt, et je lui offris un cure-dent.

— Oh ! c’était cruel !

— Que voulez-vous ? je commençais à être irrité de cette accumulation de résistances. Le plus raisonnable de tous ces drôles ne consentait à accepter mon offre qu’à la condition d’aller quérir sa femme, sa belle-mère et ses deux enfants, pour leur faire partager cette bonne fortune. Cependant mon appétit me pressait. De guerre lasse, j’allai droit à un commissionnaire qui se trouvait planté au coin d’une rue, un digne Savoyard en veste de velours vert. « Veux-tu