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petits mémoires littéraires

nous aurons le temps de causer, nous nous dirons nos caractères. » Le caractère de Gil-Pèrès était en ce temps-là plein de gaieté. Une pointe de moquerie, qui serait aisément devenue de la mystification, assaisonnait ses paroles. L’existence était bonne pour lui ; il était à l’apogée de sa réputation, idolâtré du public, recherché des auteurs qui étaient loin de se plaindre de ce qu’il ajoutait à leurs pièces. Il semblait n’avoir qu’à se laisser vivre.

Le caractère de Delannoy était plus compliqué et plus sérieux. On n’aurait jamais deviné un acteur comique sous ces traits impassibles, dans ce grand corps majestueusement redressé, dans cette diction cadencée et légèrement emphatique. On aurait plutôt parié pour un magistrat, ou tout au moins pour un chef d’institution. Delannoy apportait une gravité convaincue dans ses moindres actions, dans ses moindres phrases, dans ses moindres mouvements. Tout était pour lui matière à dissertation et à conférence. Il achetait un lapin au marché avec la même importance pénétrée qu’il aurait mise à requérir contre un délinquant.

D’ailleurs convive précieux, fin appréciateur, belle fourchette, toutes les qualités d’un magistrat, comme on voit.

Gastronome aussi, Courdier, le plus bel organe tragique qu’on ait entendu depuis Beauvallet.

Ce que fut notre dîner, on le devine. C’est un lieu commun de répéter qu’on mange bien à Bordeaux. Si nous mangeâmes comme on mange à Bordeaux, nous causâmes comme on cause à Paris. Tous nos amis communs furent évoqués et passés en revue ; Gil-Pérès, dont les relations étaient nombreuses et touchaient à tous les mondes, savait les anecdotes les plus divertissantes. Il racontait comme il jouait. Grâce au vin