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petits mémoires littéraires

les manuscrits ; — le second donnant des conseils à propos de l’administration, la tête pleine de projets, les poches pleines… de plans ; l’un criant comme un sourd qu’il était, l’autre frappant le parquet de sa canne, tous les deux ouvrant et fermant les portes avec bruit.

Un soir, comme je corrigeais les épreuves d’un de mes feuilletons, dans la salle commune à tous les rédacteurs, entre neuf et dix heures environ, je vis entrer un homme que je reconnus au premier coup d’œil (je l’avais vu deux ans auparavant). C’était Balzac. Tout le monde se leva. Meurice et Vacquerie allèrent à lui les mains tendues.

Balzac avait promis un roman à l’Évènement ; il en avait même donné le titre. Il ne venait pas l’apporter ce soir-là ; il venait prendre congé de ses amis, car il partait le lendemain pour son dernier voyage en Russie.

Il était habillé avec un mauvais goût qui ne laissait rien à désirer. La redingote était d’un bronze vert. Une cravate rouge roulée en corde, un chapeau défraîchi, ses cheveux longs, lui donnaient l’air d’un comédien de province. Son apparence n’avait plus la jovialité puissante d’autrefois ; l’âge, sans détruire l’ensemble de la physionomie, en avait apaisé les tons. La gaieté était devenue de la bonté. Seul, l’œil était resté extraordinaire d’éclat et d’expression. Rien de plus exact que ces paillettes d’or que signalent les portraits écrits de Mme de Surville et de Théophile Gautier.

J’eus le temps d’examiner Balzac tout à mon aise. Il n’était point pressé de s’en aller. Une fois sorti de chez lui, il appartenait à chacun. Il n’était intraitable que pendant ses périodes de travail.