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petits mémoires littéraires

poléon, se voile soudainement. Le Thiers de mon père, aux prises avec le coup d’État de décembre, manque de présence d’esprit, de prestige, de tout enfin. Il a sa minute de pâleur sous le bras levé d’un autre Aréna. Il ne tombe pas, il s’affaisse. On l’engage à aller se promener de l’autre côté du Rhin ; il obéit en serrant ses petits poings, et profite de ces vacances forcées pour visiter les principaux champs de bataille de l’Europe. Lorsqu’on le croit devenu plus sage, on lui permet de rentrer chez lui sans tambour ni trompette, à la condition de se faire oublier. Tel est le Thiers de mon père.

— Et de deux !

Maintenant, le troisième Thiers, mon Thiers à moi, vous le connaissez comme tout le monde. C’est celui qui surgit derechef vers les derniers jours du second empire, pour en annoncer la chute. Au début de la guerre, il joue le rôle de Cassandre, et quitte Paris pour s’instituer commis voyageur de la paix auprès des cours étrangères. Il tient l’article arrangements, concessions, transactions ; il en a des échantillons de toutes nuances. Il va de la Russie à l’Angleterre, ne se rebutant point des refus, disant qu’il repassera. Ce Thiers-là a un côté qui me touche ; je me sens près de m’attendrir en le voyant ainsi traverser et courir le monde, à plus de soixante-dix ans, avec un plant d’olivier au fond de son chapeau, comme le cèdre de M. de Jussieu. Pourtant quelque chose m’arrête sur la pente de la sensibilité ; la légende est là qui me dit l’amour immense de M. Thiers pour le pouvoir ou pour ce qui y ressemble ; le passé rallume ses torches pour m’éclairer sur l’avenir. — Ai-je besoin de rappeler les événements récents et prodigieux auxquels il s’est trouvé mêlé et qu’il a le plus souvent dirigés ? L’heure n’est