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petits mémoires littéraires

volantes et les guéridons, cette femme malade, aux reins brisés, étendue sur sa chaise longue, languissamment, mais sans afféterie, la figure noble et chevaleresque, le profil plus romain que grec, les cheveux rouges sur un front très élevé et très blanc.

» C’était la duchesse de Castries. Un jour, en suivant le jeune Metternich à la chasse, elle s’était accrochée à une branche d’arbre, était tombée sur les reins et s’était brisé l’épine dorsale. Un demi-cadavre élégant, voilà ce qu’était devenue cette belle, si éclatante de fraîcheur, qu’au moment où elle mettait le pied dans un salon, à vingt ans, sa robe nacarat sur ses épaules dignes du Titien, elle effaçait littéralement l’éclat des bougies. »

Le portrait est complet.

On conçoit ce que cette infirmité devait produire d’impatience et développer de curiosité chez une femme douée des plus brillantes qualités de l’esprit.

Ne pouvant, comme les autres femmes du monde, rencontrer les littérateurs en renom, les artistes fameux et les étudier sur des terrains neutres, madame la duchesse de Castries employait d’innocents subterfuges : elle leur écrivait de sa plume la plus coquette et la plus fine, le plus souvent sous le masque de l’anonyme, pour commencer ; — mais telle était la tournure supérieure de ces lettres, qu’elles ne restaient jamais sans réponse.

Elle en usa de la sorte avec Balzac, qui s’annonçait déjà comme le romancier des femmes, vers 1831 ; elle le taquina assez vivement sur son gros scandale de la Physiologie du mariage. Il se défendit de son mieux en se plaignant de l’incognito qu’on gardait, et de la triste nécessité qu’on lui faisait de parler de lui-même à une femme dont il ignorait l’âge et la situation.