me desplaist d’en dire guiere outre ce que j’en
crois.
C’est bien loing de l’usage present : car il ne fut jamais si abjecte
et servile prostitution de presentations ; la vie, l’ame, devotion,
adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement que,
quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus
respectueuse, ils n’ont plus de maniere pour l’exprimer. Je hay à
mort de sentir au flateur : qui faict que je me jette naturellement à
un parler sec, rond et cru qui tire, à qui ne me cognoit d’ailleurs,
un peu vers le dedaigneux.
J’honnore le plus ceux que j’honnore le moins ; et, où mon ame marche
d’une grande allegresse, j’oublie les pas de la contenance.
Et m’offre maigrement et fierement à ceux à qui je suis.
Et me presente moins à qui je me suis le plus donné :
il me semble qu’ils le doivent lire en mon cœur, et que l’expression
de mes paroles fait tort à ma conception.
A bienvienner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à
presenter mon service, et tels complimens verbeux des loix
ceremonieuses de nostre civilité, je ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n’ay jamais esté employé à faire des
lettres
de faveur et recommendation, que celuy pour qui c’estoit n’ait
trouvées seches et laches.
Ce sont grands imprimeurs de lettres que les Italiens. J’en ay, ce
crois-je,
cent divers volumes : celles de Annibale Caro me semblent les
meilleures. Si tout le papier que j’ay autresfois barbouillé pour les
dames, estoit en nature, lors que ma main estoit veritablement
emportée par ma passion, il s’en trouveroit à l’adventure quelque
page digne d’estre communiquée à la jeunesse oysive, embabouinée de
cette fureur. J’escris mes lettres tousjours en poste, et si
precipiteusement que, quoy que je peigne insupportablement mal, j’ayme
mieux escrire de ma main que d’y en employer un’autre, car je n’en
trouve
poinct qui me puisse suyvre, et ne les transcris jamais. J’ay
accoustumé les grands qui me connoissent, à y supporter des litures
et des trasseures, et un papier sans plieure et sans marge. Celles qui
me coustent le plus sont celles qui valent le moins : depuis que je
les
traine, c’est signe que je n’y suis pas. Je commence volontiers sans
project ; le premier traict produict le second. Les lettres de ce
temps
sont plus en bordures et prefaces, qu’en matiere. Comme j’ayme mieux
composer deux lettres que d’en clorre et plier une, et resigne
tousjours
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