Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


eschaces : qu’il mette à part ses richesses et honneurs, qu’il se presente en chemise. A il le corps propre à ses functions, sain et allegre ? Quelle ame a il ? est elle belle, capable et heureusement pourveue de toutes ses pieces ? Est elle riche du sien, ou de l’autruy ? la fortune n’y a elle que voir ? Si, les yeux ouverts, elle attend les espées traites ; s’il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la bouche ou par le gosier ; si elle est rassise, equable et contente : c’est ce qu’il faut veoir, et juger par là les extremes differences qui sont entre nous. Est-il

sapiens, sibique imperiosus,
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent.
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis, et in seipso totus teres atque rotundus.
Externi ne quid valeat per laeve morari.
In quem manca ruit semper fortuna ?

un tel homme est cinq cens brasses au-dessus des Royaumes et des duchez : il est luy mesmes à soy son empire. Sapiens pol ipse fingit fortunam sibi. Que luy reste il à desirer ?

Non ne videmus
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut quoi
Corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur,
Jucundo sensu cura semotus metuque ?

Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flotante en l’orage des passions diverses qui la poussent et repoussent : pendant toute d’autruy ; il y a plus d’esloignement que du Ciel à la terre : et toutefois l’aveuglement de nostre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d’estat, là où, si nous considerons un paisan et un Roy, un noble et un villain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se presente soudain à nos yeux un’ extreme disparité, qui ne sont differents par maniere de dire qu’en leurs