Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/133

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elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d’amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de l’aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voyent qu’ils commencent à se moisir et à se sentir le rance, de peur qu’ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas tousjours sec ni sain, ains s’amolit, se resoult et destrempe comme en laict, s’acheminant à germer et produire : de peur qu’il ne devienne semence, et perde sa nature et proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a coustume de sortir.

Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurois volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou au rebours pour témoignage de nostre imbecillité et imperfection : comme de vray, la science de nous entre-deffaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu’elle n’a pas beaucoup dequoi se faire desirer aux bêtes qui ne l’ont pas.

quando leoni
Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri.

Mais elles n’en sont pas universellement exemptes pourtant : témoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses des Princes des deux armées contraires :

sæpe duobus
Regibus incessit magno discordia motu,
Continuoque animos vulgi Et trepidantia bello
Corda licet longè præsciscere.

Je ne voy jamais cette divine description, qu’il ne m’y semble