Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/190

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presente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de l’estat de nostre corps et de celuy des bestes : Que ce, que nous avons dict, soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur cela confirmation d’un oracle. Seulement nous asseurons, que c’est le plus vray-semblablement, que nous ayons sçeu dire.

Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoye ses cordages, ses engins et ses rouës : considerons un peu ce qu’elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n’y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l’appeller le petit monde, tant ils ont employé de pieces, et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu’ils voyent en l’homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logée ? à combien d’ordres et d’estages ont-ils departy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un subject qu’ils tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu’il ne s’y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu’elle est, et rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque legere : et comme de choses ignorées, nous contentons d’un tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui nous est familier et cognu, nous exigeons d’eux une parfaicte et exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les mesprisons, s’ils y faillent.

Je sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousjours les yeux eslevez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’advertir qu’il seroit temps d’amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit pourveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy qu’au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nuës, que