Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/222

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Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d’imaginations nous presente la diversité de nos passions ! Quelle asseurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé et emprunté ? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation ; si c’est de la folie et de la temerité qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy ? N’y a il point de la hardiesse à la philosophie d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effects et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d’eux et furieux et insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assoupissement. Les deux voies naturelles pour entrer au cabinet des Dieux et y preveoir le cours des destinées sont la fureur et le sommeil. Cecy est plaisant à considérer : par la dislocation que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux ; par son extirpation que la fureur ou l’image de la mort apporte, nous devenons prophetes et divins. Jamais plus volontiers je ne l’en creus. C’est un pur enthousiasme que la saincte verité a inspiré en l’esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l’estat tranquille de nostre ame, l’estat rassis, l’estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir n’est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir ; nostre sagesse, moins sage que la folie. Noz songes vallent mieux que noz discours. La pire place que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l’advisement de remarquer que la voix qui faict l’esprit, quand il est despris de l’homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict et, pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est partie de l’homme terrestre, ignorant et tenebreux, et à cette cause voix infiable et incroyable ? Je n’ay point grande experience de ces agitations vehementes (estant d’une complexion molle et poisante) desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se connoistre. Mais cette passion qu’on dict estre produite par l’oisiveté au cœur des jeunes hommes, quoy qu’elle s’achemine avec loisir et d’un progrès mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s’opposer à son effort, la force de cette conversion et alteration que nostre jugement souffre. J’ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabatre (car il s’en faut tant que je sois de ceux qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s’ils ne m’entrainent), je la sentois naistre, croistre, et s’augmenter en despit de ma resistance, et en fin, tout voyant et vivant, me saisir et posseder de façon que, comme d’une yvresse, l’image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume ; je voyois evidemment grossir et croistre les avantages du subjet que j’allois désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination ; les difficultez de mon entreprinse s’aiser et se planir, mon discours et ma conscience se tirer arriere ; mais, ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d’un