Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/223

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esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veue, autre estat et autre jugement ; les difficultez de la retraite me sembler grandes et invincibles, et les mesmes choses de bien autre goust et visage que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n’en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid ; des effects d’une passion ardente nous retombons aux effects d’une passion frilleuse. Autant que je m’estois jetté en avant, je me relance d’autant en arriere :

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus
Nunc ruit ad terras, scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam ;
Nunc rapidus retro atque aestu revoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.

Or de la cognoissance de cette mienne volubilité j’ay par accident engendré en moy quelque constance d’opinions, et n’ay guiere alteré les miennes premieres et naturelles. Car, quelque apparence qu’il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j’ay de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je pren le chois d’autruy et me tien en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que nostre siecle a produittes. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent ; celuy que j’oy me semble tousjours le plus roide ; je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu’ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont de rendre ce qu’ils veulent vray-semblable, et qu’il n’est rien si estrange à quoy ils n’entreprennent de donner assez de