Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/250

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L’objet que nous aymons nous semble plus beau qu’il n’est,

Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,

et plus laid celuy que nous avons à contre cœur. A un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l’ame. Combien de choses voyons nous, que nous n’appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotae fuerint, longéque remotae.

Il semble que l’ame retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsin, et le dedans et le dehors de l’homme est plein de foiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’avanture plus qu’ils ne pensoyent. Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve ; ouy, comme de la nuit à l’ombre : là elle dort, icy elle sommeille, plus et moins. Ce sont tousjours tenebres, et tenebres Cymmerienes. Nous veillons dormans, et veillans dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil ; mais, quand au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encores le sommeil en sa profondeur endort par fois les songes. Mais nostre veiller n’est jamais si esveillé qu’il purge et dissipe bien à point les resveries, qui sont les songes des veillans, et pires que songes. Nostre raison et nostre ame, recevant les fantasies et opinions qui luy naissent en dormant, et authorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu’elle faict celles du jour, pourquoy ne mettons nous en doubte si nostre penser, nostre agir, n’est pas un autre songer, et nostre veiller quelque espece de dormir ? Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu’il faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouye plus aigue que l’homme, d’autres la veue, d’autres le sentiment, d’autres l’atouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux et les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l’homme. Or, entre les effects de leurs sens et les nostres, la difference est extreme. Notre salive nettoye et asseche nos playes, elle tue le serpent :