Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/281

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selon sa faveur ; et ce que nous en avons, il nous est loisible de doubter si c’est le pire, n’ayant pas veu le demeurant. On ne faict pas des histoires de choses de si peu : il faut avoir esté chef à conquerir un Empire ou un Royaume ; il faut avoir gaigné cinquante deux batailles assignées, tousjours plus foible en nombre, comme Caesar. Dix mille bons compaignons et plusieurs grands capitaines moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n’ont duré qu’autant que leurs femmes et leurs enfans vesquirent,

quos fama obscura recondit.

De ceux mesme que nous voyons bien faire, trois mois ou trois ans apres qu’ils y sont demeurez, il ne s’en parle non plus que s’ils n’eussent jamais esté. Quiconque considerera avec juste mesure et proportion de quelles gens et de quels faits la gloire se maintient en la memoire des livres, il trouvera qu’il y a de nostre siecle fort peu d’actions et fort peu de personnes qui y puissent pretendre nul droict. Combien avons nous veu d’hommes vertueux survivre à leur propre reputation, qui ont veu et souffert esteindre en leur presence l’honneur et la gloire tres-justement acquise en leurs jeunes ans ? Et, pour trois ans de cette vie fantastique et imaginere, allons nous perdant nostre vraye vie et essentielle, et nous engager à une mort perpetuelle ? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin à une si importante entreprise.

Recte facti, fecisse merces est.
Officii fructus ipsum officium est.

Il seroit à l’advanture excusable à un peintre ou autre artisan, ou encores à un Rhetoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquerir nom par ses ouvrages ; mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d’elles mesmes pour rechercher autre loyer que de leur propre valeur, et notamment pour la chercher en la vanité des jugemens humains. Si toute-fois cette fauce opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir ; si le peuple en est esveillé à la vertu ; si les Princes sont touchez de voir le monde benir la memoire de Trajan