Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/282

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et abominer celle de Neron ; si cela les esmeut de voir le nom de ce grand pendart, autresfois si effroyable et si redoubté, maudit et outragé si librement par le premier escolier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiment et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra. Et Platon, employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueus, leur conseille aussi de ne mespriser la bonne reputation et estimation des peuples ; et dict que, par quelque divine inspiration, il advient que les meschans mesmes sçavent souvent, tant de parole que d’opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pedagogue sont merveilleux et hardis ouvriers à faire joindre les operations et revelations divines tout par tout où faut l’humaine force ; ut tragici poetae confugiunt ad deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. Pour tant à l’advanture l’appelloit Timon l’injuriant : le grand forgeur de miracles. Puis que les hommes, par leur insuffisance, ne se peuvent assez payer d’une bonne monnoye, qu’on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué par tous les Legislateurs, et n’est police où il n’y ait quelque meslange ou de vanité ceremonieuse ou d’opinion mensongere, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C’est pour cela que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux et enrichis de mysteres supernaturels. C’est cela qui a donné credit aux religions bastardes et les a faites favorir aux gens d’entendement ; et pour cela que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de cette sottise, l’un que la nymphe Egeria, l’autre que sa biche blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils qu’il prenoit. Et l’authorité que Numa donna à ses loix soubs titre du patronage de cette Deesse, Zoroastre, legislateur des Bactriens et des Perses, la donna aux siennes sous le nom du dieu Oromasis ; Trismegiste, des Aegyptiens, de Mercure ; Zamolxis, des Scythes, de Vesta ; Charondas, des Chalcides, de Saturne ; Minos, des Candiots, de Juppiter ; Licurgus, des Lacedemoniens, d’Apollo ; Dracon et Solon, des Atheniens, de Minerve. Et toute police a un dieu à sa teste, faucement les autres, veritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty d’Aegypte. La religion des Bedoins, comme dit le sire de Jouinville, portoit, entre autres choses, que l’ame de celuy d’entre eux qui mouroit pour son prince, s’en alloit en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen dequoy ils en hazardoient beaucoup plus volontiers leur vie :

In ferrum mens prona viris, animaeque capaces
Mortis, et ignavum est rediturae parcere vitae.

Voylà une creance tres-salutaire, toute vaine qu’elle puisse estre. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soy ; mais ce subjet meriteroit un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos, je ne conseille non plus aux Dames d’appeller honneur leur devoir : ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum quod est populari fama gloriosum ; leur devoir est le marc, leur honneur n’est que l’escorce. Ny ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus : car je presuppose que leurs intentions, leur desir et leur volonté, qui sont pieces où l’honneur n’a que