Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/293

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droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme tres-bien accordantes à celles de l’ame. Il n’y a rien d’allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine ; mais j’y dure, si je m’y porte moy-mesme, et autant que mon desir m’y conduit,

Molliter austerum studio fallente laborem.

Autrement, si je n’y suis alleché par quelque plaisir, et si j’ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vaux rien. Car j’en suis là que, sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au pris du tourment d’esprit et de la contrainte,

tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum :

extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing. J’ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N’ayant eu jusques à cett’heure ny commandant ny maistre forcé, j’ay marché aussi avant et le pas qu’il m’a pleu. Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autruy, et ne m’a faict bon qu’à moy. Et, pour moy, il n’a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car, m’estant trouvé en tel degré de fortune des ma naissance, que j’ay eu occasion de m’y arrester, et en tel degré de sens que j’ay senti en avoir occasion, je n’ay rien cerché et n’ay aussi rien pris :

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo ;
Non tamen adversis aetatem ducimus austris :
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.

Je n’ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d’ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu’en l’abondance ; d’autant à l’advanture que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation plus rare que celle de la patience. Et n’ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m’avoit mis entre mains. Je n’ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n’ay eu guere en maniement que mes affaires ; ou, si j’en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gents qui s’en fioient à moi et qui ne me pressoient pas et me connoissoient. Car encores tirent les experts quelque service d’un cheval restif et poussif.