Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/334

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oster le moyen de combatre et de tirer la rame. Les Atheniens les firent coupper aux Aeginetes pour leur oster la preference en l’art de marine. En Lacedemone, le maistre chatioit les enfans en leur mordant le pouce.


Couardise mere de la cruauté
Chap. XXVII.



J’AY souvent ouy dire que la couardise est mere de cruauté. Et ay par experience apperçeu que cette aigreur et aspreté de courage malitieux et inhumain s’accompaigne coustumierement de mollesse feminine. J’en ay veu des plus cruels, subjets à pleurer aiséement et pour des causes frivoles. Alexandre, tyran de Pheres, ne pouvoit souffrir d’ouyr au theatre le jeu des tragedies, de peur que ses citoyens ne le vissent gemir aus malheurs de Hecuba et d’Andromache, luy qui, sans pitié, faisoit cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Seroit-ce foiblesse d’ame qui les rendit ainsi ployables à toutes extremitez ? La vaillance (de qui c’est l’effect de s’exercer seulement contre la resistence,

Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci)

s’arreste à voir l’ennemy à sa mercy. Mais la pusillanimité, pour dire qu’elle est aussi de la feste, n’ayant peu se mesler à ce premier rolle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires s’exercent ordinairement par le peuple et par les officiers du bagage : et ce qui fait voir tant de cruautez inouies aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit et se gendarme à s’ensanglanter jusques aux coudes et à deschiqueter un corps à ses pieds, n’ayant resentiment d’autre vaillance :

Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quaecunque minor nobilitate fera est ;

comme les chiens couards, qui deschirent en la maison et mordent les peaux des bestes sauvages qu’ils n’ont osé