Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/335

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attaquer aux champs. Qu’est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles ; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d’arrivée que de tuer : qu’est-ce, si ce n’est couardise ? Chacun sent bien qu’il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu’à l’achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir. D’avantage que l’appetit de vengeance s’en assouvit et contente mieux, car elle ne vise qu’à donner ressentiment de soy. Voilà pourquoy nous n’attaquons pas une beste ou une pierre quand elle nous blesse, d’autant qu’elles sont incapables de sentir nostre revenche. Et de tuer un homme, c’est le mettre à l’abry de nostre offence. Et tout ainsi comme Bias crioit à un meschant homme : Je sçay que tost ou tard tu en seras puny, mais je crains que je ne le voye pas, et plaignoit les Orchomeniens de ce que la penitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venoit en saison qu’il n’y avoit personne de reste de ceux qui en avoient esté interessez et ausquels devoit toucher le plaisir de cette penitence : tout ainsin est à plaindre la vengeance, quand celuy envers lequel elle s’employe, pert le moyen de la sentir ; car, comme le vengeur y veut voir pour en tirer du plaisir, il faut que celuy sur lequel il se venge, y voye aussi pour en souffrir du desplaisir et de la repentence. Il s’en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d’une pistolade en la teste, estimons nous qu’il s’en repente ? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu’il nous faict la moue en tombant : il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c’est bien loing de s’en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos. Le tuer est bon pour éviter l’offence à venir, non pour venger celle qui est faicte : c’est une action plus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d’entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation :