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Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/340

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craintif, l’Empereur conclud incontinent par là qu’il estoit doncq meurtrier et cruel. Qui rend les Tyrans si sanguinaires ? c’est le soing de leur seurté, et que leur lache cœur ne leur fournit d’autres moyens de s’asseurer, qu’en exterminant ceux qui les peuvent offencer, jusques aux femmes, de peur d’une esgratigneure,

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

Les premieres cruautez s’exercent pour elles mesmes : de là s’engendre la crainte d’une juste revanche, qui produict apres une enfilure de nouvelles cruautez pour les estouffer les unes par les autres. Philippus, Roy de Macedoine, celuy qui eut tant de fusées à demesler avec le peuple Romain, agité de l’horreur des meurtres commis par son ordonnance, ne se pouvant resoudre contre tant de familles en divers temps offensées, print party de se saisir de tous les enfans de ceux qu’il avoit faict tuer, pour, de jour en jour, les perdre l’un apres l’autre, et ainsin establir son repos. Les belles matieres tiennent tousjours bien leur reng, en quelque place qu’on les seme. Moi, qui ay plus de soin du poids et utilité des discours que de leur ordre et suite, ne doy pas craindre de loger icy un peu à l’escart une tres-belle histoire. Entre les autres condamnez par Philippus, avoit esté un Herodicus, prince des Thessaliens. Apres luy, il avoit encore depuis faict mourir ses deux gendres, laissants chacun un fils bien petit. Theoxena et Archo estoyent les deux vefves. Theoxena ne peut estre induite à se remarier, en estant fort poursuyvie. Archo espousa Poris, le premier homme d’entre les Aeniens, et en eut nombre d’enfans, qu’elle laissa tous en bas aage. Theoxena, espoinçonnée d’une charité maternelle envers ses nepveux, pour les avoir en sa conduite et protection, espousa Poris. Voicy venir la proclamation de l’edict du Roy. Cette courageuse mere, se deffiant et de la cruauté de Philippus et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire qu’elle les tueroit plustost de ses mains que de les rendre. Poris, effrayé de cette protestation, luy promet de les desrober et emporter à Athenes en la garde d’aucuns siens hostes fidelles. Ils prennent occasion d’une feste annuelle qui se celebroit à Aenie en l’honneur d’Aeneas, et s’y en vont. Ayant assisté le jour aux ceremonies et banquet publique, la nuit ils s’escoulent dans un vaisseau preparé, pour gaigner païs par mer. Le vent leur fut contraire ; et, se trouvans l’endemain en la veue de la terre d’où ils avoyent desmaré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s’enbesoignant à haster les mariniers pour la fuite, Theoxena, forcenée d’amour et de vengeance, se rejetta à sa premiere proposition ; faict apprest d’armes et de poison ; et, les presentant à leur veue : Or sus, mes enfans, la mort est meshuy le seul moyen de vostre defense et liberté, et sera matiere aux Dieux de leur saincte justice ; ces espées traictes, ces couppes vous en ouvrent l’entrée : courage’Et toy, mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayants d’un costé cette vigoureuse conseillere, les ennemis de l’autre à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui luy fut le plus à main ; et, demi morts, furent jettez en la mer. Theoxena, fiere d’avoir si glorieusemant pourveu à la seureté de tous ses enfans, accolant chaudement son mary : Suivons ces garçons, mon amy, et jouyssons de mesme sepulture avec eux. Et, se tenant ainsin embrassez, se precipitarent ; de maniere que le vaisseau fut ramené à bord vuide de ses maistres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d’alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si viste qu’ils n’ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine : car, si les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l’antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : nostre justice ne peut esperer que celuy que la crainte de mourir et d’estre decapité ou pendu ne gardera de faillir, en soit empesché par l’imagination d’un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sçay cependant si nous les jettons au desespoir : car en quel estat peut estre l’ame d’un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix ? Josephe recite que, pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l’on avoit crucifié quelques Juifs, il y avoit trois jours, reconneut trois de ses amis, et obtint de les oster de là ; les deux moururent, dit-il, l’autre vescut encore depuis. Chalcondyle, homme de foy, aux memoires qu’il a laissé des choses advenues de son temps et pres de luy, recite pour extreme supplice celuy que l’empereur Mechmed pratiquoit souvent, de faire trancher les hommes en deux parts par le faux du corps, à l’endroit du diaphragme et d’un seul coup de cimeterre, d’où il arrivoit qu’ils mourussent comme de deux morts à la fois ; et voyoit-on, dict-il, l’une et l’autre part pleine de vie se demener long temps apres, pressée de tourment. Je n’estime pas qu’il y eut grand sentiment en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir ne sont pas tousjours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d’autres historiens en recitent contre des seigneurs Epirotes, qu’il les feit escorcher par le menu d’une dispensation si malitieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres : Croesus ayant faict prendre un gentil-homme, favori de Pantaleon, son frere, le mena en la boutique d’un foulon, où il le fit tant grater et carder à coups de cardes et peignes de ce cardeur, qu’il en mourut. George Sechel, chef de ces paysans de Poloingne qui, soubs titre de la croisade, firent tant de maux, deffaict en bataille par le Vaivode de Transsilvanie et prins, fut trois jours attaché nud sur un chevalet, exposé à toutes les manieres de tourmens que chacun pouvoit inventer contre luy, pendant lequel temps on ne donna ny à manger ny à boire aux autres prisonniers. En fin, luy vivant et voyant, on abbreuva de son sang Lucat, son cher frere, et pour le salut duquel il prioit, tirant sur soy toute l’envie de leurs meffaicts ; et fit l’on paistre vingt de ses plus favoris Capitaines, deschirans à belles dents sa chair et en engloutissants les morceaux. Le reste du corps et parties du dedans, luy expiré, furent mises bouillir, qu’on fit manger à d’autres de sa suite.