Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa complexion, delibera d’eschapper à sa rudesse au pris de sa vie ; et, s’estant à son lever accointée de ses voisines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et, apres avoir prins congé d’elle, comme par maniere de jeu, sans montrer autre changement ou alteration, se precipita du haut en bas dans la riviere, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en cecy, c’est que ce conseil meurist une nuict entiere dans sa teste. C’est bien autre chose des femmes Indiennes : car, estant leur coustume, aux maris d’avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d’elles de se tuer apres son mary, chacune par le dessein de toute sa vie vise à gaigner ce point et cet advantage sur ses compaignes ; et les bons offices qu’elles rendent à leur mary ne regardent autre recompance que d’estre preferées à la compaignie de sa mort,

Ubi mortifero jacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis ;
Et certamen habent lethi, quae viva sequatur
Conjugium ; pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammae pectora praebent,
Imponuntque suis ora perusta viris.

Un homme escrit encore de noz jours avoir veu en ces nations Orientales cette coustume en credit, que non seulement les femmes s’enterrent apres leurs maris, mais aussi les esclaves des quelles il a eu jouissance. Ce qui se faict en cette maniere. Le mari estant trespassé, la vefve peut, si elle veut, mais peu le veulent, demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le jour venu, elle monte à cheval, parée comme à nopces, et, d’une contenance gaye, comme allant, dict-elle, dormir avec son espoux, tenant en sa main gauche un mirouer, une flesche en l’autre. S’estant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple en feste, elle est tantost rendue au lieu public destiné à tels spectacles. C’est une grande place au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois, et, joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches, sur le quel elle est conduite et servie d’un magnifique repas. Apres le quel, elle se met à baller et chanter, et ordonne, quand bon luy semble, qu’on allume le feu. Cela faict, elle descent, et, prenant par la main le plus proche des parents de son mary, ils vont ensamble à la riviere voisine, où elle se despouille toute nue et distribue ses joyaux et vestements à ses amis et se va plongeant dans l’eau, comme pour y laver ses pechez. Sortant de là, elle s’enveloppe d’un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant de rechef la main à ce parent de son mary, s’en revont sur la motte où elle parle au peuple et recommande ses enfans, si elle en a. Entre la fosse et la motte on tire volontiers un rideau, pour leur oster la veue de cette fornaise ardente ; ce qu’aucunes deffendent pour tesmoigner plus de courage. Finy qu’elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d’huile à s’oindre la teste et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a faict, et, en l’instant, s’y lance elle mesme. Sur l’heure, le peuple renverse sur elle quantité de buches pour l’empescher de languir, et se change toute leur joye en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son seant, la vefve à genoux devant luy l’embrassant estroittement, et se tient en ce poinct pendant qu’on bastit au tour d’eux un mur qui, venant à se hausser jusques à l’endroit des espaules de la femme, quelqu’un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tort le col ; et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce mesme pays, il y avoit quelque chose de pareil en leurs Gypnosophistes : car, non par la contrainte d’autruy, non par l’impetuosité d’un’humeur soudaine, mais par expresse profession de leur regle, leur façon estoit, à mesure qu’ils avoyent attaint certain aage ou qu’ils se voyoient menassez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un lit bien paré ; et apres avoir festoyé joyeusement leurs amis et connoissans, s’aler planter dans ce lict, en telle resolution que, le feu y estant mis, on ne les vid mouvoir ny pieds ny mains : et ainsi mourut l’un d’eux, Calanus, en presence de