Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/371

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liberal elle en rendit un voleur publique pour fournir à cette profusion et largesse, et luy fit dire ce vilain et tres-injuste mot, que si les plus meschans et perdus hommes du monde luy avoient esté fidelles au service de son agrandissement, il les cheriroit et avanceroit de son pouvoir aussi bien que les plus gens de bien ; l’enyvra d’une vanité si extreme qu’il osoit se vanter en presence de ses concitoyens d’avoir rendu cette grande Republique Romaine un nom sans forme et sans corps, et dire que ses responces devoient meshuy servir de loix, et recevoir assis le corps du Senat venant vers luy, et souffrir qu’on l’adorat et qu’on luy fit en sa presence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon advis, perdit en luy le plus beau et le plus riche naturel qui fut onques, et a rendu sa memoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de son pays et subversion de la plus puissante et fleurissante chose publique que le monde verra jamais. Il se pourroit bien, au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages ausquels la volupté a faict oublier la conduicte de leurs affaires, comme Marcus Antonius et autres ; mais où l’amour et l’ambition seroient en égale balance et viendroient à se chocquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte que cette-cy ne gaignast le pris de la maistrise. Or, pour me remettre sur mes brisées, c’est beaucoup de pouvoir brider nos appetits par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur devoir ; mais de nous foitter pour l’interest de nos voisins, de non seulement nous deffaire de cette douce passion qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous voir aggreables à autruy et aymez et recherchez d’un chascun, mais encore de prendre en haine et à contre-cœur nos graces qui en sont cause, et de condamner nostre beauté par ce que quelque autre s’en eschauffe, je n’en ay veu guere